Publié le: 15 mai 2014

Entendants-malentendants : le grand malentendu

Entendants-malentendants : le grand malentendu

A l’origine de bien des quiproquos et des situations parfois cocasses, les couacs de la communication entendants-malentendants engendrent une grande frustration.
Partagée de part et d’autre, cette frustration conduit au final à l’isolement, grand ennemi de la personne malentendante.
Retour sur les mécanismes d’un malentendu historique, que seules patience et bonne volonté peuvent dissiper.

C’était en janvier dernier, à l’issue du traditionnel apéritif organisé chaque année à Lausanne par forom écoute. Solène et Fiona, jeunes malentendantes et membres de la Commission Jeunesse de forom écoute, et leur amie Bérangère, entendante, décident de terminer la journée dans un petit bar branché de Lausanne. Mais, comme souvent dans ce genre d’endroit, la musique est forte. Beaucoup trop forte, au point que l’on ne s’entend plus. Et c’est là que l’anecdote devient intéressante. Car lorsque l’on ne s’entend plus, les malentendants ont une petite longueur d’avance et les entendants sont… perdus.

« C’était une situation tout à fait paradoxale, raconte Bérangère, un rien amusée. Fiona et Solène sont habituées à lire sur les lèvres. Mais pour le faire, elles doivent un peu reculer. Du coup, moi qui entendais déjà très peu de ce qu’elles disaient à cause de la musique, je n’entendais plus rien, et je devais tout le temps leur rappeler de se rapprocher vers moi. C’est vraiment très bizarre comme sensation : je me suis sentie très différente, minoritaire, un peu exclue, et obligée de me concentrer tout le temps pour arriver à saisir quelque chose. Pour la première fois de ma vie, j’ai vécu ce que vivent d’habitude les malentendants. C’est une expérience que je conseillerais à tout le monde ! »

Solitude du malentendant

A elle seule, cette expérience aussi originale qu’imprévue vient révéler, mais de manière inversée, ce que peut être la solitude du malentendant. Le sentiment d’exclusion, la fatigue devant la nécessité de se concentrer au maximum, la frustration de ne pas tout comprendre, l’épuisement à demander aux autres de faire des efforts, de bien articuler et de bien vouloir répéter… Elle montre également l’importance de se mettre réellement à la place de l’autre pour comprendre ce qu’il vit vraiment et dévoile un peu plus le fossé d’incompréhension qui trop souvent, réside entre entendants et malentendants.

« Les représentations des entendants vis-à-vis de la déficience auditive sont, et c’est bien normal, largement fausses », observe un psychologue clinicien aujourd’hui à la retraite et qui a longtemps travaillé avec des malentendants, au sein d’une institution spécialisée genevoise. « Par exemple, les entendants pensent que l’environnement sonore d’un malentendant est calme et silencieux. C’est dans la grande majorité des cas faux. On pense qu’ils ne font pas assez d’efforts pour comprendre ce qu’on leur dit. C’est faux. On pense qu’une fois appareillés, tout rentre dans l’ordre, comme par magie. Et c’est encore faux ! »

« Mon mari a beau savoir que je suis malentendante, il s’obstine à me parler depuis une autre pièce », témoigne de son côté Françoise, une malentendante quadragénaire originaire du Valais. « Ça m’agace qu’il le fasse et bien sûr, ça l’agace que je ne lui réponde pas ».

 « Moi, je ne fais même plus d’efforts pour demander aux autres de répéter », renchérit son amie Marthe, qui souffre d’une perte auditive profonde. « Ça me fatigue, ça les énerve, et parfois ça les fait rigoler quand je comprends autre chose que ce qu’ils disent. Franchement, je préfère plutôt me réfugier dans mes livres ».

Différence d’appréciation

L’incompréhension qui prévaut entre entendants et malentendants peut, il est vrai, faire la part belle aux quiproquos et parfois même à des situations qui peuvent prêter à sourire. Sauf que bien sûr, derrière l’humour, se cache une véritable détresse psychologique… que les entendants tendent à sous-estimer.

Ainsi en France, une enquête de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES 2007), du Ministère de la Santé et des Affaires sociales, montre que si 48% des personnes sourdes ou malentendantes interrogées déclarent être en situation de détresse psychologique, seuls 35% des entendants estiment qu’elles le sont.

Une différence d’appréciation que l’on observe volontiers dans la sphère familiale où des remarques du genre « Il n’entend que ce qu’il veut entendre » (lire encadré) ne sont pas rares. Car c’est d’abord au sein de la famille que les conséquences de la perte d’audition se font sentir. L’exclusion de la personne en situation de perte auditive est en effet le premier écueil à éviter, l’effort supplémentaire de communication que celle-ci induit pouvant conduire les entendants à renoncer à toute interaction. A l’inverse, l’autre risque est que l’entourage familial développe, par excès de sollicitude, une surprotection, dont l’effet infantilisant est tout aussi délétère pour le malentendant surtout s’il est âgé.

Sur le plan de la vie en société, la malaudition impacte également très durablement le quotidien du malentendant qui, faute de répondant de la part des entendants qui l’entourent, aura tendance à se replier sur lui-même, afin de ne pas avoir à affronter l’impatience ou l’incompréhension dont peuvent faire preuve ses interlocuteurs.

Une impatience qu’il ne s’agit pas de minimiser, ou de pointer du doigt, mais dont il faut bien comprendre les ressorts. Car dans les relations entendants-malentendants, la frustration est tout simplement… partagée, quoique asymétrique.

« La personne entendante vit aussi une frustration face à la rupture de communication avec une personne qui est un parent cher, un ami ou un collègue », déclarait ainsi le chercheur canadien René Rivard, au cours de la Première conférence canadienne sur la santé mentale et la surdité, organisée à Ottawa en 2004. « Cette frustration est tout aussi réelle que celle que connaît la personne qui subit la perte de l’ouïe ».

Différence d’appréciation

Marié depuis 20 ans à une malentendante, lui-même entendant, Jacques, employé de banque à Genève, témoigne ainsi : « au début, cela a été très difficile pour chacun d’entre nous et pour le couple. J’avais l’impression que mon épouse m’en voulait de ne pas être malentendant, comme si c’était de ma faute. Et tous les efforts que je faisais pour rendre mes propos intelligibles se heurtaient à son incompréhension puis à son agressivité. Il nous a fallu beaucoup d’amour et de compréhension mutuelle pour arriver à trouver un modus vivendi. Heureusement, nous avions réglé tout ça avant l’arrivée des enfants ».

Jeune étudiante à l’université, Emma ajoute : « de peur de passer pour une sourde, ma grand-mère n’a pas osé nous avouer qu’elle souffrait d’une presbyacousie. Alors comment voulez-vous que l’on répète, si l’on n’est pas informé du problème ? Ce n’est que quand les choses se sont vraiment aggravées que l’on a pris conscience de ce qui se passait ! »

Une frustration partagée donc, mais qui demeure fondamentalement asymétrique, comme le souligne encore René Rivard. « Nous devons tous nous rappeler que l’époux/épouse ou le/la collègue entendant/e doit faire face à un problème de communication avec une seule personne, tandis que la personne qui subit la perte auditive a ce problème avec tous les gens qu’elle connaît. En outre, la personne qui subit une perte auditive est également aux prises avec tous les problèmes de la perte et du deuil ».

Et de conclure : « faute de comprendre la situation, entendants et malentendants peuvent facilement accumuler des sentiments de frustration et de ressentiment envers l’autre. C’est la principale raison pour laquelle la perte de l’ouïe peut détruire des relations qui ont été sincères, attentives et de longue durée ».

ChA

 

 

[zone]Petit florilège de phrases « cultes »

Récoltées au gré des lectures et des rencontres, voici un petit florilège des principales phrases « cultes » qui résument l’incompréhension que l’on peut rencontrer entre entendants et malentendants.

« Il n’entend bien que ce qu’il veut entendre »

« Tu n’écoutes pas quand on te parle »

« Si elle était plus attentive, elle comprendrait mieux »

« Je ne suis pas sourde, je n’entends rien, c’est tout ! »

« Vous n’entendez pas bien, ces études ne sont pas pour vous »

« Tu n’entends rien, comment pourras-tu conduire une auto ? »

« Vous n’entendez pas les voitures, il vaut mieux que je vous aide à traverser »

« Tu n’as pas compris ? Mais à quoi servent tes cours de lecture labiale ? »

« Dans les soirées familiales, je n’existe pas, je suis transparente »

« Quelle chance tu as parfois de ne pas entendre ! »

« Ne t’inquiète pas, je t’expliquerai plus tard »

« Tu lis sur les lèvres ? Il va falloir faire attention à ce que l’on dit »

« Tu n’entends toujours pas ? Mais à quoi sert ton appareil ? »

« Lui, il est complètement sourd et il a bien fait des études. Pourquoi pas toi ? »

« Tu n’entends pas ? Mais tu parles très bien ! »

« Vous ne m’avez pas répondu. Vous me snobez ? »

« Les entendants ne font aucun effort pour nous »

« Tu as de la chance, si tu avais été aveugle, ça aurait été bien pire »[/zone]

 

 

[zone]Que se passe-t-il au cours d’une conversation entre entendant et malentendant ?

Contrairement à la plupart des personnes sourdes de naissance, un malentendant ou devenu sourd maîtrise la langue orale et écrite. Sa communication reste donc naturellement fondée sur le mode verbal, mais celui-ci est plus ou moins largement péjoré par sa déficience auditive. De nombreuses études menées, entre autres, par les chercheurs Claire Prouteau, René Rivard ou Georges Laboulais, toutes consacrées aux interactions verbales entre entendants et malentendants, permettent d’expliquer les mécanismes de cette péjoration aux conséquences délétères. Voici les plus fréquents :

  • Perte de la linéarité de la conversation : les entendants communiquent de manière linéaire. Or, la perte de l’ouïe laisse des trous ou des « blancs » dans le contenu exprimé. Ainsi, là où dans la phrase d’un entendant tous les éléments sont présentés de manière linéaire, certains des éléments sont perdus par le malentendant qui doit improviser avec ces manques, ceci d’autant plus qu’il perçoit moins bien les consonnes que les voyelles. Une perte d’autant plus difficile que le malentendant ne perd pas que des mots, il perd également ce que les chercheurs appellent les éléments supra-segmentaux de la parole, c’est-à-dire toutes les subtilités qui permettent de comprendre le sens réel d’une phrase : intonations, pauses, hésitations, traits d’humour. Le résultat est qu’en fonction du contexte et du niveau de perte auditive, le malententant recevra un message partiel voire même carrément erroné qui peut être à l’origine de bien des fous-rires mais surtout de graves frustrations.
  • Ralentissement du processus de conversation : là où une personne entendante peut presque à coup sûr deviner la fin d’une phrase, le malentendant doit attendre que son interlocuteur ait fini de parler avant d’essayer de rassembler les pièces. Cet intervalle ralentit d’autant plus la communication que, frustré du manque de réponse, l’entendant, sans même s’en rendre compte, est déjà passé à la formulation d’une nouvelle idée. C’est le fameux problème de la gestion des tours de parole.
  • A long terme, le cercle vicieux : au fur et à mesure du développement de la déficience, le malentendant ne fait pas que « ne plus comprendre ». Il cesse au fil des ans, d’intégrer les nouveautés linguistiques que toute langue vivante invente régulièrement, se plaçant en marge de l’évolution linguistique, en matière de mots, d’expressions et même de tournures d’humour. En croyant bien faire, et sans même s’en rendre compte, l’entendant qui s’adapte au langage de son interlocuteur, contribue à aggraver encore plus cet appauvrissement linguistique.[/zone]

 

 

[zone]Comment « bien » parler à un malentendant…

Cela peut paraître évident, mais bien peu de personnes y pensent avant d’avoir été confrontées à la situation, et la plupart l’oublient au moment opportun. On ne parle pas à une personne malentendante comme on parlerait à quelqu’un qui jouit de ses pleines capacités d’audition. Voici donc un petit rappel des règles élémentaires à essayer de respecter pour que la communication entre entendants et malentendants soit la plus harmonieuse possible.

  • Ne jamais parler depuis une autre pièce.
  • Attirer l’attention de la personne, par un petit geste, avant d’entamer la conversation.
  • Privilégier un environnement le moins sonore possible, et penser à fermer la fenêtre pour limiter les bruits extérieurs.
  • Veiller à se placer bien en face, de façon à ce que le mouvement des lèvres du locuteur soit bien visible.
  • Ne pas manger ou fumer en parlant.
  • Veiller à bien articuler.
  • Veiller à s’exprimer d’une voix posée et naturelle, avec un débit assez lent.
  • Répéter si besoin est, particulièrement dans le cas où on lit une incompréhension dans le regard de son interlocuteur.
  • Enfin, faire preuve de patience et NE PAS S’ENERVER.

Le site www.voirpourcomprendre.ch et son affiche rappellent de manière visuelle ces quelques conseils pour une meilleure communication.[/zone]

 

[zone]Congrès annuel de forom écoute le 24 mai

Pour son 14ème congrès annuel, forom écoute a choisi de traiter ce thème de la cohabitation entre malentendant et entendant qui est une expérience aussi difficile qu'enrichissante, et s’attachera à  présenter des pistes afin de mieux se comprendre et vivre ensemble.
Isabelle Fruchart, comédienne et malentendante (auteur du spectacle « Journal de ma nouvelle oreille » joué à Vidy-Lausanne en mars dernier) et Jean-Louis Dorey, psychologue clinicien, partageront leur expérience de cette thématique. Le congrès aura lieu au Bâtiment Anthropole de l’Université de Lausanne, de 9h à 16h.[/zone]