Publié le: 23 juin 2022

L’étrange opacité de l’AI sur les appareils auditifs

L’étrange opacité de l’AI sur les appareils auditifs

Quel montant global chaque office AI accorde-t-il chaque année pour le remboursement des appareils de l’ensemble des malentendants de son canton ? Combien de cas de rigueur chaque office AI accorde-t-il chaque année ? Impossible de le savoir, ni l’Office fédéral des assurances sociales ni aucun des six cantons romands contactés ne sont en mesure de fournir des chiffres.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, ni l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), ni les offices AI des six cantons romands, ne sont en mesure de fournir des chiffres clés en matière de remboursements d’appareils auditifs pour les assurés AI. Au XXIème siècle, au cœur de l’Europe, et à l’heure où un supermarché est capable d’indiquer en temps réel le nombre et la nature de chaque produit vendu dans chacune de ses succursales en Suisse, des autorités publiques ne sont pas en mesure de fournir ni les montants remboursés aux assurés ni le nombre de cas de rigueur gérés par chaque office AI depuis dix ans.

Réforme en 2011

Petit retour en arrière : en 2011, l’OFAS a introduit un nouveau système de remboursement des appareils auditifs en Suisse, avec pour objectif d’assurer une meilleure efficience des coûts tout en induisant – en vain d’ailleurs - une baisse du prix des appareils auditifs sur le marché suisse. Ce système de remboursement pour les personnes reconnues par l’AI, est forfaitaire, et basé sur un principe : sauf cas de rigueur, les assurances sociales allouent à chaque malentendant un montant global de 840 francs pour un appareil auditif et 1'650 francs pour deux appareils. Libre ensuite à chacun et à chacune d’aller acquérir où il le veut – y compris à l’étranger-, l’appareil de son choix.

Pour le commun des mortels donc, la seule façon d’obtenir des appareils dont la valeur excède ces 1650 francs est tout simplement de payer la différence de sa propre poche. Ce que la grande majorité des malentendants concède d’ailleurs sans discuter depuis de nombreuses années, seuls 5 % des adultes assurés à l’AI adoptant une fourniture d’appareils auditifs s’inscrivant dans les limites du forfait alloué.

Cas de rigueur

Fait relativement peu connu, l’AI peut pourtant entrer en matière pour rembourser des appareils auditifs au-delà du forfait, mais dans un cas précis, intitulé « cas de rigueur ». Cette possibilité est définie dans la circulaire 304 de l'AI : « seuls peuvent demander à faire examiner un cas de rigueur, des adultes exerçant une activité lucrative ou capables d’accomplir leurs travaux habituels et ayant droit à un remboursement forfaitaire par l’AI de leur appareil auditif conformément à l’expertise médicale de l’ORL ». En clair, une personne qui exerce une activité lucrative, qui est en formation, en recherche d’emploi ou qui accomplit des travaux habituels (éducation d’un enfant et/ou les activités usuelles d’une vie à domicile) peut obtenir un meilleur remboursement de ses appareils auditifs.

Et c’est là que le bât blesse : faute de chiffres disponibles, l’octroi des remboursements via la procédure des cas de rigueur, ne peut actuellement pas être documenté et évalué. Nous avons ainsi adressé un courriel à l’OFAS demandant de nous préciser le nombre de remboursements d’appareils auditifs concédés par l’AI depuis 2011, date de l’entrée en vigueur du système de remboursement forfaitaire, ainsi que les cas de rigueur octroyés par chaque canton. Surprise, l’OFAS fournit des chiffres globaux pour toute la Suisse, mais ne dispose de chiffres cantonaux que pour la seule année 2020 et se dit incapable de fournir des statistiques pour les années précédentes : « Il ne nous est pas possible sans travaux supplémentaires qui demanderaient de ressources remarquables de faire la distinction par canton pour les années précédentes » nous a ainsi écrit Harald Sohns, porte-parole de l’OFAS.

« Pas d’éléments à ajouter »

Afin d’obtenir ces chiffres, nous nous sommes ensuite adressés à chaque office AI des 6 cantons romands. Et là encore, après de nombreux échanges de mails, une réponse négative a été formulée par Nicolas Robert, directeur de l’office AI du canton de Fribourg, qui après concertation, s’est exprimé au nom de l’ensemble des autres directeurs romands: « Je vous confirme que nous n’avons pas d’autres éléments à vous transmettre que les chiffres consolidés fournis par l’OFAS, nous a-t-il ainsi écrit, en mettant ses collègues en copie. En effet, une comparaison intercantonale qui multiplierait les sources, et d’autant plus si l’on considère la longue période sous revue, n’est pas pertinente. Elle nécessiterait en amont de mobiliser d’importantes ressources pour garantir que la méthodologie de saisie, les bases de données, et la codification, entre autres, reposent sur les mêmes bases ».

Alors que selon de nombreux témoignages de malentendants, les pratiques de prises en charge varient significativement d’un canton à l’autre, il est donc pour l’heure impossible d’effectuer des comparaisons entre cantons, ni même d’analyser l’évolution depuis 2011 au sein d’un même office AI. Et il y a mieux. Au-delà des cas de rigueur, ni l’OFAS ni les offices AI cantonaux n’ont également été en mesure de répondre aux deux questions suivantes, pourtant très simples : « Combien de remboursements d'appareils auditifs ont-ils été accordés depuis 2011 par votre office AI? Pour quel montant global annuel? ».

 

 

Ce que nous disent les chiffres fournis par l’OFAS

L’office fédéral des assurances sociales nous a fourni deux fichiers de données. Le premier intitulé « HG 2011-2020 » comprend les coûts et les nombres de personnes de 2011 à 2020 à l’échelle de la Suisse entière, sans aucune donnée cantonale. On y découvre ainsi que le remboursement des appareils auditifs pour l’ensemble de la Suisse (Prestations AVS et AI confondues) est passé d’un total de 119 millions de francs en 2011, année d’entrée en vigueur de la réforme, à… 68 millions en 2020. A l’inverse, le nombre total de bénéficiaires a considérablement augmenté, passant de 630 en 2011 à 39'000 en 2020. Les cas de rigueur quant à eux, sont passé logiquement de 0 en 2011 (ils n’étaient pas prévus par la loi avant cette date) à 1024 bénéficiaires pour un montant de près de 5 millions de francs. Intitulé « Cantons 2020 Codes prestations », le 2ème document envoyé par l’OFAS fournit « des chiffres moins fiables et moins complets » selon les termes de l’Office. Ils concernent la seule année 2020 et permettent une comparaison intercantonale puisque les chiffres sont répartis par cantons. Ils mettent en évidence pour 2020, d’importantes variations cantonales, qui feront l’objet d’un article ultérieur.