Publié le: 15 novembre 2012

Malaudition et vie familiale: un défi exigeant mais exaltant

Malaudition et vie familiale: un défi exigeant mais exaltant

La survenue d’une déficience auditive au sein d’une famille perturbe souvent son fonctionnement, particulièrement si celle-ci affecte un enfant.
A des niveaux divers, le couple, les parents, les frères et sœurs et l’enfant malentendant subissent le contrecoup des difficultés de communication au sein de la famille.
Pour peu qu’elle soit surmontée, la déficience auditive peut être une très belle occasion pour la famille d’avancer et de se redécouvrir.

Disputes, réconciliations, bouderies, mais aussi joie, amitié, fraternité et bonheur. Chacun d’entre nous sait à quel point la vie de famille peut être aussi exigeante qu’enrichissante, que l’on se situe aussi bien du côté des parents que de celui des enfants.

Déjà complexe en temps normal, - les ouvrages qui traitent du sujet pourraient remplir des bibliothèques entières-, la vie de famille prend une dimension supplémentaire lorsqu’elle est assortie du handicap de l’un de ses membres. Et lorsque ce handicap est la déficience auditive, qui met à mal la communication, l’une des bases de la vie sociale et familiale, l’affaire prend une tout autre dimension.

«C’est difficile pour tout le monde, témoigne non sans humour Anne Grassi, malentendante et responsable des boucles magnétiques à forom écoute. Pour l'un, parce qu'il ne comprend pas tout et doit faire répéter, au point qu’il finit par abandonner, ce qui accentue son isolement au milieu de la famille, et pour l'autre, parce qu’à force de répéter... il se fatigue, s'énerve et en a marre!»

Déstabilisation

« Clairement, le handicap auditif déstabilise le lien familial », résume Jean-Louis Dorey psychologue clinicien lyonnais, et auteur de l’article scientifique L’enfant handicapé auditif dans son rapport avec le fonctionnement groupal familial, publié dans la revue Divan Familial, en 2002. « Mais cela ne veut pas dire que ces familles soient forcément pathologiques».

De fait, la survenue d’un problème auditif chez un de ses membres peut perturber la cellule familiale sur plusieurs niveaux. « La déstabilisation est systématique, ajoute Jean-Louis Dorey. Mais contrairement à ce que l’on croit généralement, elle est loin de se cantonner au lien mère-enfant, et touche l’ensemble de la fratrie. Les frères et sœurs, moins investis et parentifiés ont tendance à s’occuper du membre de la famille qui est abîmé, et peuvent aussi présenter des troubles».

Quant à la relation parents-enfant, elle peut être très tôt altérée par une mise à mal du lien de filiation, les parents ne parvenant pas toujours à se reconnaître dans leur enfant, en raison du fait que celui-ci ne parvient pas à leur répondre. « Souvent, ajoute Jean-Louis Dorey, l’investissement primaire des parents sur l’enfant devient difficile, car ceux-ci s’attribuent une responsabilité-culpabilité, imaginaire ou réelle si la cause de la surdité est génétique».

Acquisition du langage

« D’une manière générale, le fait d’avoir un enfant malentendant tend à faire ressurgir des difficultés qui existaient auparavant, et dans ce cas, le manque de communication fragilise encore plus le groupe familial » ajoute Michelle Mura, enseignante puis directrice pédagogique au Centre de rééducation de l’ouïe et de la parole (CROP) de Lyon, et qui a également suivi une formation d’accompagnante de familles ayant un enfant déficient auditif.

C’est le cas du couple père-mère à l’origine de la famille, et qui peut être sérieusement mis à mal par la découverte de la malaudition de l’enfant. « En psychanalyse, on considère qu’un couple se construit sur un pacte des négatifs, explique Jean-Louis Dorey. Le handicap de l’enfant réactive le négatif issu de l’histoire individuelle de chacun des parents, et le couple peut alors exploser !»

D’autres paramètres entrent également en ligne de compte: face à la déficience auditive de leur enfant, les parents se fixent très logiquement pour objectif prioritaire de l’aider à acquérir le langage. « C’est normal, les parents sont focalisés sur la nécessité de faire parler leur enfant le plus vite possible, car ils cherchent à lui donner les moyens de s’insérer dans la société le plus harmonieusement possible, observe Jean-Louis Dorey. Seulement, ils en oublient parfois de chercher à comprendre qui est leur enfant ». Et de résumer, dans une très jolie formule: « dans ce cas, l’enfant est tout simplement mal entendu ! Il n’est plus qu’une oreille abîmée».

« La difficulté des parents est souvent de savoir comment se placer, entre le besoin d’apprentissage forcené de la parole, et la communication non verbale, qui doit avoir toute sa place, constate Michelle Mura. Les parents oublient que leur enfant peut exister par autre chose que la parole. Ils réduisent inconsciemment leur enfant à son handicap et celui-ci ressent une ambivalence dans la construction de son identité, car il a des retours qui ne correspondent que partiellement à ce qu’il est ».

Et d’observer: « La différence est d’ailleurs très nette entre les mères, qui sont le plus souvent dans une relation affective fusionnelle, elles disent d’ailleurs qu’elles peuvent comprendre leur enfant sans paroles, et les pères qui souvent ne peuvent se reconnaître dans leur enfant que si la parole se met en place. »

Résilience

Conséquences sur l’enfant déficient auditif, conséquences sur la fratrie, conséquences sur le couple, la déficience auditive n’est donc pas un défi facile à gérer. « J’ai la conviction qu’un soutien peut être très utile aux familles qui ont un enfant malentendant, et cette nécessité est une dimension peu prise en compte », observe Jean-Louis Dorey qui fut, en France voisine, un des tout premiers à organiser des thérapies psychanalytiques pour les familles dont un enfant souffre de troubles auditifs. « Il s’agit en premier lieu de mettre des mots sur le vécu ressenti par ces familles, de leur permettre de mieux comprendre qui est leur enfant. Ensuite, l’enjeu est que les parents mènent jusqu’au bout le travail de deuil qui les conduira à accepter que leur enfant ne sera jamais ce qu’ils veulent qu’il soit. »

Et d’ajouter, non sans optimisme: « l’enfant handicapé auditif est un peu le porte-parole de beaucoup de choses qui existaient déjà au niveau de l’inconscient familial. C’est pourquoi il donne l’occasion à l’ensemble de la famille de revisiter cet inconscient, et celle-ci peut en sortir encore plus forte et encore plus résiliente. »

ChA

[zone]Enfants d’un parent malentendant

La réponse est unanime. Le handicap auditif d’un parent n’altère pas le lien familial avec le même impact que la déficience d’un enfant. « Lorsqu’un adulte devient malentendant, il a déjà acquis le langage, la situation est donc très différente, analyse Michelle Dura, ancienne directrice pédagogique du Centre de rééducation de l’ouïe et de la parole (CROP) de Lyon. Bien sûr, tout n’est pas toujours évident, mais les difficultés sont bien plus aisément surmontables. C’est aussi le cas lorsqu’un enfant est élevé par un parent malentendant ou sourd, car la communication non verbale joue un grand rôle, même si bien sûr, tout n’est pas facile. »

Réceptifs

« Les enfants sont très réceptifs, témoigne ainsi Marco Ecclesia, malentendant et ancien membre du Conseil de fondation de forom écoute.... Quand ils voient un père heureux qui leur explique ce qu'ils veulent savoir, ils me le rendent bien ! Une fois, alors que je mettais mes filles au lit, la plus petite me parla dans le noir et je n'entendais pas... La grande prit une lampe de poche, braqua la lumière sur sa bouche et me dit: papa elle te dit juste qu'elle t'aime.... et moi aussi ».

Ainsi, en matière de malaudition comme pour le reste, les enfants s'accommodent d’autant plus volontiers des difficultés de leur(s) parent(s) qu’on prend la peine de leur expliquer comment communiquer autrement et que la famille développe des stratégies d’adaptation.[/zone]

 

« La vie en sourdine »

Les entendants qui aimeraient mieux comprendre ce qu’est la vie sociale et familiale d’un malentendant vont y trouver matière à sourire et à… réfléchir. Publié en 2008, le roman « La vie en sourdine » (Editions Rivages), de l’écrivain anglais David Lodge, lui-même malentendant, aborde ce sujet avec beaucoup de finesse et d’humour: Desmond Bates, professeur de linguistique est à la retraite en raison d’une surdité progressive. Marié en secondes noces à une femme plus jeune, décoratrice d’intérieur pétulante, ses enfants sont adultes et indépendants, et son père, ancien musicien de jazz, en train de mourir. Un jour, lors d’un vernissage, une jeune femme délurée l’aborde et lui parle. Il n’entend rien, répond au petit bonheur la chance et accepte, bien malgré lui, de diriger ses travaux de recherche…

 

 

[zone]Sabrina Grassi: « l’humour et l’autodérision aident beaucoup »

Fille d’Anne Grassi, responsable des boucles magnétiques à forom écoute, Sabrina Grassi, aujourd’hui adulte, nous livre avec humour son témoignage d’enfant élevée par une malentendante.

Est-ce difficile, d’avoir été élevée par une malentendante?

Je suis née avec ça, c’est très naturel pour moi car je n’ai jamais connu autre chose depuis le début de ma vie. En plus, ma mère assume très bien son handicap, ce qui a beaucoup facilité les choses et à vrai dire, je n’ai jamais souhaité qu’elle soit différente!

Tout de même, tout n’a pas dû être facile ?

Non, bien sûr. Le moins évident, ça a surtout été d’avoir à beaucoup répéter les choses et de toujours devoir m’approcher pour être comprise par ma maman. J’ai un souvenir de moi toute petite, où je suis tombée, et ma mère ne m’entendait pas crier car elle était trop loin !

Et à l’adolescence ? Assume-t-on facilement une maman différente des autres ?

Je n’ai pas de souvenirs négatifs. Mes amis étaient informés que ma mère était malentendante, ça ne me dérangeait pas du tout de le dire. En revanche, elle ne s’entendait - et ne s’entend toujours - pas parler. Du coup, elle parle parfois très fort et ce n’est pas évident quand il y a du monde autour ! Il m’arrivait donc souvent de me montrer agacée (rires)… J’ai été aussi pas mal désarçonnée quand elle a choisi des appareils auditifs avec des brillants autour, comme des bijoux, c’était tellement voyant ! Mais aujourd’hui, devenue adulte, je trouve ça très bien…

Vous est-il arrivé de vous sentir responsable de votre mère ?

Je ne crois pas qu’en tant qu’enfant, j’aie pris plus soin d’elle, et que j’ai été particulièrement attentive (rires)! D’autant que ma mère est très autonome et ne demande de l’aide qu’en cas de nécessité. Mais devenue adulte, oui, évidemment, on se sent plus responsable, comme tous les enfants avec leurs parents qui vieillissent. Ma mère a tendance à perdre de plus en plus son audition, alors ça m’inquiète un peu pour l’avenir…

Et comment s’engueule-t-on avec une maman malentendante ?

De la même manière que tout le monde ! L’avantage quand on crie, c’est qu’on est sûr d’être entendu (rires)! Je crois que l’humour et l’autodérision dans notre famille nous ont beaucoup aidés à dépasser tout cela ! Et aujourd’hui encore, il m’arrive de la taquiner quand elle n’entend pas !

N’avez-vous jamais eu peur de devenir vous-même malentendante ?

On ne sait pas exactement pourquoi maman entend mal, s’il y a une cause génétique ou pas… Adolescente, j’ai cru à un moment que je perdais l’ouïe, mais l’ORL a bien rigolé: j’entendais à 100% !

Ne craignez-vous pas d’avoir un jour un enfant malentendant ?

Non, parce que je crois que j’ai les outils et l’expérience nécessaires pour faire face.

Au-delà du handicap, la malaudition peut-elle être vue comme une richesse ?

Incontestablement. Elle m’a permis de développer plus de compréhension pour les autres, de devenir plus attentive, d’aller au-delà des préjugés. Cela m’a aussi appris qu’il faut toujours aller de l’avant et ne faut jamais s’apitoyer sur son sort… Et puis, j’ai appris à beaucoup articuler pour être intelligible. Ma mère est d’ailleurs persuadée que j’ai inconsciemment adopté une voix plus grave car c’était les sons qu’elle entendait le mieux (rires)!

Propos recueillis par Charaf Abdessemed[/zone]