Publié le: 13 décembre 2017

Portrait de famille

Portrait de famille

Pour son travail de diplôme, une jeune graphiste réalise un travail personnel d’approfondissement, à travers lequel elle raconte son parcours avec des grands-parents sourds. Un touchant hommage et un hymne à la vie de famille.

Ines Barrionuevo, diplômée de l’école d’arts appliqués de la Chaux-de-Fonds l’an dernier, a réalisé un poignant ouvrage pour ses examens finaux, inspiré par le handicap de ses grands-parents sourds. « Il m’est paru évident de relater mon expérience depuis ma tendre enfance jusqu’à aujourd’hui, et celle de mes proches, ainsi que la difficulté de communiquer qui chamboule l’aspect relationnel et émotionnel familial », explique la jeune femme de dix-neuf ans.

Pour elle, la famille est l’essence même de l’éducation. Inès a passé la plupart de son temps entourée des siens, grandissant dans un quartier isolé où il était difficile de se socialiser. « Nous entretenons une relation très différente d’une famille d’entendants, car nos pensées, notre mode de vie, nos réactions et nos émotions diffèrent. J’entends par-là qu’en langage parlé, la communication est moins intense, animée et caricaturale, alors que l’apprentissage d’une langue universelle en évolution constante, me permet de mieux comprendre les gens par leurs gestes, leurs traits de caractère, leurs expressions accédant à un tout autre mode de communication ».

Cet ouvrage est un moyen de découvrir le passé de ses grands-parents vivant depuis toujours en Espagne, de comprendre pourquoi ils sont ce qu’il sont, quelles ont été leurs difficultés au quotidien et de déchiffrer leurs attitudes et leurs ressentis pour développer une relation plus intime avec eux. « Je suis admirative envers eux, car, avec leur handicap, ils ont élevé trois enfants, passé leur permis de conduire, représenté des pièces de théâtre, voyagé dans des pays lointains, des démarches qui paraissent normales mais qui ont dû être difficiles ».

En Espagne, un handicap est mieux accepté qu’en Suisse. Inès s’est sentie aussi à l’aise avec ses grands-parents sur leur terre natale que mal à l’aise lorsqu’ils lui rendaient visite près de Neuchâtel. « Plus jeune, j’ai parfois été maladroite, car je ne voulais pas que les suisses m’associent à ce handicap, car je me sentais moi-même handicapée ». Plus tard, au contraire, je trouvais cette différence « cool ». On m’a souvent demandé si j’avais honte ; mes grands-parents ont toujours fait partie de ma vie espagnole, dans laquelle il est normal de sortir, d’aller au restaurant ou à la plage en leur compagnie.

A quatre mains
Les grands-parents d’Inès subissent une surdité profonde dès leur jeune âge. Ils interprètent les voix comme un langage gestuel plus ou moins fort. Disposer de quatre sens les a parfois mis dans une situation de survie, créant une attention particulière au monde visuel qu’ils ont développé pour comprendre leur environnement. Ils ont appris la langue des signes dans des écoles spécialisées, un monde silencieux où il fallait communiquer avec autrui. Si l’éducation d’un enfant sourd est aujourd’hui bien structurée, à l’époque, l’aide aux personnes handicapées était restreinte. « Depuis toujours, mes grands-parents m’apprennent des signes alimentés de gestuelle et font l’effort d’essayer de parler. Ma mère m’a souvent traduit leurs mots mais dès mon adolescence, je suis devenue plus indépendante pour me focaliser sur mes mains et mes gestes et pour articuler mes paroles de manière plus précise. Cela nous permet d’évoquer des sujets plus en profondeur et mes grands-parents ne manquent pas de me corriger si je me trompe, en reproduisant avec des gestes ce que je leur dis, pour que je puisse voir quels sont les signes et gestes les plus appropriés ».

De tempérament indépendant, les grands-parents d’Ines vivent dans le même quartier barcelonais depuis très longtemps, déambulent à pied dans les ruelles à deux pas de la mer, participent à des rencontres dans un centre de sourds-muets., Les commerçants du coin connaissent leurs habitudes et les rapports de voisinage se passent très bien. « Nous correspondons régulièrement par appels vidéo et messages lorsque je ne suis pas en Espagne ».

Filiation
Pour mieux appréhender la place de ses grands-parents en tant que parents, Inès leur a soumis quelques questions.
« Pourquoi n’avez-vous pas forcé vos enfants à parler la langue des signes à la maison ? Il nous paraissait important qu’ils développent au mieux la langue orale durant leur petite enfance. Nos enfants nous parlaient en langue des signes mais entre eux, ils parlaient normalement autour de la table et nous ne savions pas de quoi il était question. Nous devions alors le leur demander et c’était pesant. Nous sommes très soudés dans la famille et nos enfants ont toujours été là pour nous ». Et d’ajouter : « le plus difficile est d’exprimer nos sentiments entre sourds, dans un monde qui nous est propre ».

Dans sont travail personnel d’approfondissement, Inès a cherché à comparer l’apprentissage dans les institutions de l’époque et d’aujourd’hui. « Il est évident que les personnes sourdes en Suisse ont bénéficié d’un meilleur enseignement qu’en Espagne où le niveau des prises en charges et des assurances sociales est encore faible, puisque le pays est en difficulté économique. Seuls quelques avantages comme la gratuité des transports publics, le taux de fiscalité réduit, l’aide d’un interprète et des prix préférentiels pour certains loisirs sont de mise.

Par ailleurs, elle a réalisé des enquêtes sur la communauté des sourds, qui tendent à rester entre eux, car il leur paraît difficile d’établir un lien amical avec une personne entendante, qui n’a pas forcément la même manière d’appréhender les choses.

Ses grands-parents fréquentent des centres qui leur ont permis de s’intéresser à la politique, de développer une grande intelligence et de leur faire rencontrer des amis, avec lesquels ils organisent des voyages à travers l’Europe.

Et les implants ?
A la question pertinente de leur petite-fille sur les implants, le couple a répondu « nous n’y croyions pas et étions très bouleversés quant à l’idée que les sourds pourraient entendre un jour. Ce qui est incroyable, c’est que nous n’avons pas pensé nous faire implanter une seconde. Après 60 ans de vie dans un monde silencieux, entendre nous faisait peur ».

Aujourd’hui, la technologie a évolué et les résultats sont de plus en plus positifs. « Si nous avions des enfants sourds, nous les encouragerions à employer des implants pour leur faciliter l’accès aux études, au travail, à la vie sociale. Nous l’aurions fait nous-mêmes si ça avait été d’actualité lorsque nous étions petits. Le monde des sourds disparaîtra un jour, nous laissant un sentiment de bonheur et de tristesse, car c’est notre monde malgré ce handicap lourd à porter ».

Intégration
Pour Inès, l’idéal serait d’introduire des hautes écoles spécialisées pour les sourds afin qu’ils puissent entamer des carrières professionnelles plus poussées grâce à leur grande capacité de concentration. Des cours informatiques pour apprendre les programmes web, des logiciels pour Smartphone qui permettraient d’enregistrer la voix d’une personne entendante et la traduire en texte. Une intégration plus intense dans notre société et des aides financières comme les bourses scolaires manquant cruellement en Espagne.

« Mon travail met en exergue l’intégration d’un handicapé dans notre société fermée et complexée. Je pense que nous devrions tous aider plus et oser dire les choses négatives pour trouver des solutions. Si nous donnions plus de nous-mêmes, les sourds en feraient autant. Notre société vit de peur et d’apparence. Nous devrions parfois sortir de notre confort en soutenant et encourageant les autres ; une manière d’être solidaires et ouverts à l’inconnu qui nous attend chaque matin ».

A travers son expérience, sa prise de conscience, sa démarche enrichissante et son témoignage, la jeune graphiste nous offre un hymne à la vie, ponctué de valeurs familiales, d’amour, d’empathie, d’espoir et d’humanité. Un six sur six !
(Propos et images recueillis de l’ouvrage « un monde silencieux » d’Inès Barrionuevo, 2017).