Publié le: 02 août 2024

« Le monde politique est plus ouvert que le monde du travail »

« Le monde politique est plus ouvert que le monde du travail »

Âgé de 52 ans, Vincent Guyon est le premier sourd-malentendant à siéger dans un exécutif en Suisse. Depuis 2021, cet homme au parcours hors norme est municipal à Rances (VD) où il gère les routes, les pompiers et l’éclairage public.

Depuis quand êtes-vous malentendant ?

En fait, je suis sourd de naissance. Je suis né en Afrique, et quand nous sommes tous rentrés en Europe - j’avais deux ans-, mes parents se sont rendu compte que je n’entendais pas et que quelque chose n’allait pas. Au service d’ORL du CHUV, on a alors posé le diagnostic de surdité totale des deux oreilles. D’après ces tests, je ne percevais que quelques sons aigus. A l’âge de 4 ans, je ne parlais pas, mais ma maman communiquait avec moi en mimant. Puis, tout a changé lorsque mes parents ont appris le langage parlé complété.

Avez-vous été appareillé ?

Oui vers l’âge de 7-10 ans, mais cela ne servait à rien, donc je n’en porte pas depuis longtemps.

Sans appareils, comment faites-vous pour comprendre aussi bien tout ce que l’on vous dit ?

Grâce à la lecture labiale ! Je ne comprends pas tout, mais environ 80% des propos !

Comment se fait-il que vous oralisiez si bien et soyez capable de communiquer sans avoir recours à la langue des signes ?

Mon père qui est français, avait un cousin sourd qui a grandi dans un petit village de France où il avait pu s’intégrer sans la langue des signes. C’est pour cette raison que mes parents étaient favorables à la méthode oraliste qu’ils jugeaient meilleure pour mon intégration. Cela dit, à l’âge de 18 ans, un peu par curiosité, j’ai quand même choisi d’apprendre la langue des signes.

Comment s’est déroulée votre scolarité ?

J’ai fait toute ma scolarité obligatoire pas loin de Rances, à Valleyres et à Chavornay, puis en école privée à Lausanne... Et il m’a fallu énormément travailler. Mais comme je suis quelqu’un de très persévérant et que je viens d’une famille de battants, c’est un peu une tradition (rires)… Et puis bien sûr, la logopédie et le soutien de ma mère m’ont beaucoup aidé. Une anecdote pour l’illustrer : à l’âge de 10 ans, j’ai eu un grave accident de vélo qui m’a valu des semaines de coma et l’oubli de tout ce que j’avais appris à l’école. A peine rétabli, ma mère m’a remis au travail et je consacrais toute mes vacances, y compris d’été, à rattraper ce que j’avais perdu !

D’où vous vient cette force de caractère ?

Probablement de cette tradition familiale et de ma foi chrétienne qui m’ont beaucoup poussé et soutenu.

Qu’avez-vous fait après l’école obligatoire ?

J’ai raté d’un demi-point l’entrée au gymnase, alors que mon rêve était de faire l’université pour devenir archéologue. J’ai donc dû me résoudre à faire une école de commerce, puis je suis devenu employé de bureau.

Pourquoi avez-vous décidé de vous engager en politique ?

Je me suis toujours intéressé à la politique suisse et, habitant à Rances, je me suis un jour dit : pourquoi pas ? La première fois que je me suis présenté, j’ai eu une voix, c’était la mienne (rires), la deuxième fois 4 voix, celles de mes amis. Et puis quatre ans plus tard en 2020, je me suis présenté à la Municipalité lors d’une élection complémentaire, mais sans vraiment y croire. Quand on est venu me féliciter, j’ai répondu : « Vous vous foutez de moi ? ». Et en effet, j’avais bel et bien été élu au 1er tour avec 95 voix !

Comment expliquez-vous cette élection ?

J’habitais depuis 23 ans dans le village, tout le monde me connaissait et comme je m’impliquais beaucoup dans la vie locale, je devais avoir une certaine popularité.

Quel dicastère occupez-vous ?

Les routes, l’éclairage public, les collecteurs et les pompiers. Cela fait un gros 25% de travail, parfois beaucoup plus lorsque l’on sort d’une période de gros orages comme celle-ci.

Comment se déroulent les séances du conseil communal et de la municipalité ?

Cela se passe bien grâce à l’interprète en langage parlé complété dont je peux disposer, même si cela crée un décalage dans la communication. Pour être honnête, j’ai parfois de la frustration car il est souvent difficile de s’imposer quand on doit lever la main pour intervenir. Cela peut être très fatiguant, surtout quand les séances s’étirent en longueur, parfois jusqu’à 4 heures.

En 2022 vous avez été réélu. Cela veut donc dire que vous avez bien travaillé ?

Cela veut surtout dire que les gens me font confiance et j’en suis très heureux. Je me suis présenté aussi en 2022 au Grand conseil vaudois car c’est un lieu où on peut agir plus, puisqu’on y fait les lois. Je n’ai pas été élu faute de quorum. Enfin, j’ai même été candidat aux fédérales car je pense que dans le monde où l’on vit, la démocratie doit vraiment être défendue.

Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans votre parcours ?

Franchement, cela a été et c’est toujours d’ailleurs, de trouver du travail. Étonnamment, le monde politique est plus ouvert que le monde du travail et malgré mon CV et mon parcours dans les fédérations internationales de sport pour les sourds, je n’arrive pas à en trouver. Peut-être est-ce dû également à mon âge. J’espère qu’avec un peu de chance, je trouverai la bonne occasion au bon moment et que quelqu’un me fera confiance.

Tout de même, êtes-vous conscient d’être un modèle ?

Je sais que voir un sourd élu et siéger a suscité des vocations parmi les personnes sourdes et malentendantes. C’est peut-être la chose dont je suis le plus fier.