Publié le: 16 mars 2010

Emploi et malaudition, le parcours du combattant

Emploi et malaudition, le parcours du combattant

Est-il possible de mener une vie professionnelle riche et épanouissante lorsque l’on souffre d’un trouble de l’audition ? Si de nombreux malentendants, à force de travail et de volonté, ont pu se faire une place respectable au sein de leur entreprise,  d’autres néanmoins font état de nombreuses discriminations. Un vrai problème dans une société où réussite sociale rime avec réussite professionnelle.

« L’accès à l’emploi demeure très difficile pour moi. Presque aussi difficile que de réussir à conserver mon travail, si jamais j’ai la chance d’en obtenir un! Dans mon dernier job, où j’occupais pourtant les fonctions de chef de projet, j’avais un collègue qui ne faisait preuve d’aucune compréhension, et faisait exprès de me demander des tâches qu’il m’était impossible de faire. Difficile de travailler dans de telles conditions !» Pour ce trentenaire plurilingue et universitaire, le monde du travail représente un véritable chemin de croix. Pour une seule raison : son handicap, la malaudition, qui pèse bien lourd face à ses compétences professionnelles, pourtant incontestables.

A l’autre bout de l’échelle professionnelle, même son de cloche. Maria, femme de ménage de 45 ans et malentendante, n’en revient pas. « J’ai tout simplement été licenciée, raconte-t-elle un rien ahurie. Après dix ans de travail chez lui, mon employeur m’a purement et simplement virée du jour au lendemain. Parce que j’entendais moins bien, mon chef a estimé que je n’étais plus capable de comprendre ses instructions s’il m’appelait de l’autre bout de l’étage ! »

Discriminations

Pour peu représentatifs qu’ils soient, ces témoignages reflètent une réalité méconnue : de nombreuses personnes malentendantes subissent des discriminations dans leur milieu professionnel. « C’est évident, la situation n’est pas bonne, constate Eva Hammar, responsable des médias à la Fédération suisse des sourds. Le taux de chômage chez les sourds et les malentendants est deux à trois fois plus élevé que dans la population générale. Mais il reste évident que si on dispose d’une bonne formation, on a nettement plus de chances de s’en sortir sur le plan professionnel. »

Pour Anne-Marie Mullheim, conseillère en réinsertion professionnelle à la fondation «Intégration Pour Tous», à Sion, le constat semble un peu moins inquiétant : « Contrairement à ce que j’ai pu observer pour les malvoyants, je n’ai pas rencontré, chez les employeurs, de difficultés à accepter la problématique de la malaudition. Les rares fois où j’ai constaté des problèmes, c’est quand les candidats à l’emploi ne maîtrisaient pas la lecture labiale. Pour moi, le handicap est quelque chose de relatif en fonction du poste auquel on postule. C’est au cas par cas ! »

« Au fond, la situation est plus difficile, mais tout de même similaire à celle de ceux qui  n’ont pas de handicap, renchérit, Stéphanie Bichet, présidente de la fondation Effata, à Forel (VD), qui anime des ateliers pour personnes malentendantes. Pour moi, il y a deux catégories de personnes : celles qui trouvent facilement car elles sont ouvertes, ont des compétences, et les autres, qui ont beaucoup plus de difficultés. »

Population hétérogène

De fait, la population des personnes souffrant de troubles de l’audition est tellement hétérogène en termes d’âge, de niveau de formation professionnelle mais aussi de degré de perte auditive, qu’il est difficile d’objectiver la réalité des difficultés rencontrées dans le monde du travail. Plusieurs études menées en Europe et au Etats-Unis, permettent néanmoins de se faire une idée plus précise de la situation. En France, une étude statistique fondée sur les résultats d’une enquête intitulée Handicaps-Invalidité-Dépendance  (2007), a abouti à des résultats sans appel : les taux d’emploi sont d’autant plus élevés que la déficience auditive est faible. Plus grave encore : 15% des malentendants, auraient purement et simplement renoncé à l’emploi, en raison de problèmes de santé, contre 3% pour la population « normale ».

D’autres recherches révèlent que les malentendants déplorent la superficialité, voire « la complexité » des relations avec leurs collègues de travail. Ainsi aux Etats-Unis, pays pourtant très engagé en faveur de l’intégration professionnelle des minorités, une enquête de l’Ecole de psychologie de San Diego a exploré la vie professionnelle d’une centaine de malentendants. Avec une conclusion édifiante : la très grande majorité des employés malentendants avouait tenter au maximum de dissimuler son handicap, de crainte de renoncer à tout espoir d’avancement ou de subir les « moqueries et tracasseries » de leurs collègues.

Métiers manuels

En Suisse, la situation ne semble pas aussi préoccupante : une étude zurichoise menée en 2006  auprès de jeunes malentendants âgés de 20 à 35 ans a mis en évidence que ceux-ci étaient globalement satisfaits de leur vie, même s’ils admettent être vulnérables dans bien des situations de la vie professionnelle, particulièrement dans les choix de carrière, qui leur seraient plutôt imposés. « C’est évident, révèle un conseiller en orientation professionnelle genevois, aujourd’hui passé dans le privé. Une personne souffrant de troubles de l’audition sera  discrètement incitée à choisir un métier dit manuel. Idem pour ceux qui cherchent une reconversion professionnelle en raison de la perte de leur acuité auditive. Ceci est d’autant plus contre-productif que les emplois intellectuels sont tout aussi accessibles aux malentendants ! Il ne devrait pas y avoir de chasse-gardée.»

Principal problème d’une personne malentendante en situation d’emploi : la communication, qui entretient de nombreux préjugés chez les employeurs, toujours soucieux de vérifier que le salarié a bien compris leurs instructions. « Dans certaines discussions de groupe, tout le monde à compris, sauf la personne malentendante, observe Eva Hammar. Certains collègues ne prennent pas la peine de répéter, ou ne le souhaitent pas : pour certains patrons, perdre du temps à expliquer les choses pose tout simplement un problème de rentabilité. Recruter ou travailler avec des gens sans handicap est plus simple».

Jouer franc-jeu

Résultat : la plupart malentendants candidats à l’emploi, tendent dans un premier temps à taire leur handicap, histoire de passer le premier écueil en termes de recrutement. « C’est la question à laquelle font face toutes les personnes souffrant d’un handicap, souligne Eva Hammar. Le problème c’est que ce n’est pas tenable. En Suisse, de plus en plus d’entreprises, notamment des multinationales, ont recours à un premier entretien d’embauche téléphonique. Selon le degré de déficience auditive, cela peut vite mal tourner ! »
Ceci d’autant que, lorsque l’entretien se déroule en présence physique du candidat, il est difficile de dissimuler l’appareillage qui peut couvrir les oreilles. « Pour moi, il vaut mieux jouer franc jeu, souligne Stéphanie Bichet de la fondation Effata, et compter sur la compréhension de l’employeur.   Certains d’entre eux jouent vraiment le jeu et engagent des personnes malentendantes. Quant aux autres, dissimuler son handicap ne va pas aider à faire taire leurs préjugés.»

Législation défaillante

De fait, au-delà de la bonne volonté et de la compétence professionnelle des personnes souffrant de malaudition, le degré de sensibilisation de l’employeur semble être l’élément clé de l’intégration professionnelle des malentendants. Et c’est là que le bât blesse. Car en Suisse, contrairement à ce qui se passe chez certains de nos voisins, il n’existe aucune base juridique susceptible de protéger les travailleurs handicapés. « Aucune loi chez nous ne protège les handicapés contre les licenciements discriminatoires, soupire Eva Hammar de la Fédération suisse des sourds. Il est très difficile de porter plainte contre un employeur, car il n’y a aucune base juridique pour ça. Ainsi, la 6ème révision de l’AI veut pousser au retour à l’emploi. C’est très bien, mais on à l’impression que toute la charge revient aux employés. A l’inverse, aucune pression n’est exercée sur l’employeur, comme en France, où la loi oblige les entreprises d’une certaine dimension à recruter un certain pourcentage de personnes handicapées ! »

Charaf Abdessemed et Jean-Pierre Mathys