Publié le: 31 juillet 2019

Le sens de la vie

Le sens de la vie

Meurtrie par la rigidité des valeurs familiales, la photographe valaisanne Aline Fournier exorcise ses blessures à travers les images, pour retrouver le bon sens de sa vie. Entretien intime.

Âgée de trois ans et demi, Aline Fournier subit une méningite foudroyante qui va la plonger dans une surdité profonde en 1990. « Vu comme cela, c’est affreux, mais ma surdité m’a sauvé la vie. En effet, lorsque mon père, à mon chevet à l’hôpital pour une mauvaise grippe diagnostiquée par les médecins, lâche un objet lourd au sol et que je ne réagis absolument pas, ces derniers vont réaliser que je fais une méningite et me tirer d’affaire ».

Grâce à deux appareils et à dix ans de logopédie intensive, Aline parle avec beaucoup d’adage. Implantée d’ici quelques mois, sa malaudition pourrait devenir un vieil écho… « Si ça fonctionne, je suis prête, si ça ne fonctionne pas, je suis prête aussi et j’accepte ma surdité ».

Pour les Dr Nils Guinand et Angelica Perez-Fornos, de l’Unité de oto-neurologie auprès des Hôpitaux universitaires de Genève : « la méningite a endommagé sévèrement ses deux oreilles internes, avec pour conséquences une atteinte sévère du système auditif et du système de l'équilibre. Malgré un appareillage sophistiqué la patiente présente des difficultés majeures de compréhension du langage. L'atteinte du système de l'équilibre se manifeste par une sensation d'état d'ébriété permanente. L'implant vestibulaire, qui est un implant cochléaire modifié restitue efficacement la fonction auditive et devrait pouvoir également restituer la fonction de l'équilibre. Même si les résultats obtenus récemment sont prometteurs, il s'agit encore d'un projet de recherche ».

La course, contre quoi, contre qui ?

Collège public et CFC de conceptrice multimédia constitueront un catalyseur pour propulser la jeune femme vers la photographie. Forte du sens de la mise en scène, ses premières expériences professionnelles se situent dans le monde de la pub. Si excitantes soient-elles, elles la laissent quelque peu perplexe. « Le domaine du marketing, dans lequel il faut tout faire pour que la clientèle consomme, m’a vite paru superficiel, alors que je prenais déjà énormément de photos et que ça me plaisait beaucoup. J’ai donc bifurqué, en utilisant ce que je savais faire, pour réaliser grand nombre de projets personnels comme commerciaux ».

Entre 2011 et 2018, la jeune femme travaille sans relâche et voyage beaucoup. Elle séjourne notamment en Corse et en Belgique, en résidence, grâce à la « Bourse de Mobilité » reçue par l’État du Valais.

Elle en oublie d’écouter son corps qui lui lance des signes de stress et de fatigue comme des intolérances alimentaires, jusqu’au trop plein. Une longue période de remises en question va être nécessaire. « A cette époque, j’avais un chiot. Il était l’attraction des passants, qui n’avaient d’yeux que pour lui, alors que j’essayais de communiquer avec eux et de leur expliquer ma malentendance. Cela a généré un impact négatif et malheureusement, mon agressivité et mes peurs d’alors se sont décalquées sur l’animal et il est devenu comme moi. Inutile de dire que cette expérience m’a fait grandement réfléchir ».

Des blessures d’enfance à la pellicule

Stupéfiant parcours que celui d’Aline. A l’époque de sa méningite qui la rend sourde, sa mère perdra deux bébés. Dans cette famille « traditionnelle » vivant dans les Alpes valaisannes où la vie est rude, on ne se plaint pas, on ne montre aucune émotion, on ne demande pas d’aide et on normalise Aline. « J’ai intégré ce qu’il fallait que je sois. Je devais être parfaite, cacher mon handicap, aller à l’université, choisir un métier florissant, mais surtout pas artistique. Mon père était autoritaire, j’évitais les confrontations ; son amour était conditionnel et il me semblait que je n’avais aucune valeur à ses yeux ayant un handicap. Mes parents pensaient agir juste et moi, je pense qu’ils ont agi comme tel pour que je réussisse. De mon côté, si je n’ai pas encore fait le deuil de mon frère et ma sœur, je sens encore le poids de la culpabilité et de la solitude ». Des séances et de longs échanges avec la psychothérapeute FSP, spécialisée en surdité, Corinne Béran, ont déjà pu apaiser certaines blessures.

Jeune adolescente, Aline va beaucoup s’appuyer sur ses copains, ce que cautionne ses parents, heureux de la savoir protégée en dehors du nid familial. « J’ai appris à devenir autonome et à être débrouille grâce à eux ». Elle trouvera ensuite petit-à-petit un équilibre avec la photo.

Sur ses propres traces

De sa période de remises en question en 2015, naîtront de nouveaux projets libérateurs. En effet, pour Aline, c’est l’occasion de partir accompagner et photographier une musicienne lors de son séjour en Islande. Deux mois dans un univers inattendu et tempétueux. « Après des circonstances inattendues en arrivant sur place, elle a dû rester confinée à l‘intérieur. Je me suis sentie comme dans un état de survie, qui plus est dans un cadre austère. Les commerçants du coin, chez qui je nous ravitaillais, me paraissaient de glace comme l’environnement. Le jour où la musicienne a pu m’accompagner, elle leur a expliqué mon handicap et ils se sont mis à me sourire ; la communication était tellement simple et évidente, sauf pour moi ; alors, ça m’a fait l’effet d’une bombe ! »

Dès lors, la valaisanne à l’esprit rebelle s’est mise à photographier sans modèles avec lesquels elle avait l’habitude de travailler, et a privilégié les objets « moches », comme elle aime les nommer, afin de les rendre poétiques, avec une sensibilité exacerbée, une vulnérabilité à cœur ouvert, avec sa surdité et sa spontanéité.

Ses images peuvent être violentes et critiques, à l’image de ce qu’elle peut ressentir pour la société. Elle les immortalise dans un premier livre réalisé par l’artiste suisse Marie Antoinette Gorret ; deux sont en cours de préparation.

Ce projet intitulé « Traces », met à nu l’Islande et le Valais, la Corse et la Belgique. « L’Islande et le clivage d’une population pour ou contre le « surtourisme », évoque le Valais dans les années 50-60, qui a opté pour, et les aléas environnementaux qui en découlent. La Corse : le nationalisme anti-tourisme, puis l’appât du gain et un changement d’optique avec la « surconstruction ». Le Nord de la Belgique avec ses « vacances pour tous », le Centre avec ses villes industrielles. « J’exerce toujours un parallèle avec le Valais. Pour le troisième volet, elle envisage la Grèce pour sa crise économique, son abandon et ses idées nouvelles afin de pouvoir rebondir, et les Etats-Unis ».

Après trois ans passés dans le chalet familial lorsqu’il est libre, perché à 1600 mètres d’altitude loin des commodités, Aline, aujourd’hui âgée de 33 ans, prend du recul. « Je vais m’installer quelques mois à Bruxelles, dans la ville, pour me défatiguer de la solitude et de la dureté de la montagne et me préparer pour mes implants », poursuit-elle encore avec émotion.

Se battre pour être entendue

La photographe a découvert les newsletters de la fondation romande des malentendants, forom écoute, il y a quelques années et a participé à des Journées à thème. Cette année, l’inclusion sous toutes ses formes, débattue le 15 juin dernier, évoque aux oreilles de la jeune femme des résonances un peu amères. « Je n’aime pas l’idée de devoir se battre individuellement pour obtenir des aides, mais plutôt de faire tronc commun en faveur de l’accessibilité pour les personnes souffrant de malaudition ».

Avec l’audioprothésiste lausannois Philippe Estoppey, Aline a dû se battre à plusieurs reprises pour obtenir une aide de l’AI pour ses appareils auditifs à 8000.-. « Je leur ai dit que si j’acceptais un appareillage à la hauteur de la somme proposée  valant moins d’un quart, je perdrais rapidement mon travail faute de pouvoir me débrouiller et que je me retrouverais de ce fait très certainement au chômage ». Toujours inapte à se débrouiller à cause de cet appareillage qui n’est pas à la hauteur de sa perte auditive, elle a argumenté qu’elle arriverait en fin de droit un jour et qu’à ce moment-là, l’AI devrait lui verser une rente et que c’était un très mauvais calcul de sa part. Elle a été intégralement remboursée.

La jeune femme a aussi lutté contre le refus d’une demande d’interprète codeuse à l’université. Là, on lui a rétorqué qu’un CFC suffit à être sur le marché du travail, sans besoin de perfectionnement professionnel. Écœurée, elle renoncera aux Hautes études.

Son parcours en pratique, qu’elle mène avec instinct, sincérité et énergie, et son sens de rendre beau ce qui peut être perçu comme laid, lui valent toutes les universités du monde ; richesse et découvertes, bonheur et rencontres. Aline crée ses propres traces avec une identité forgée dans ses blessures. Quelle belle leçon de vie. Merci Aline et bonne route !

          

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Interview 15.05.2019 : https://canal9.ch/le-regard-de-photographes/

A venir : exposition portée par l’Association Arts & Culture en Belgique en 2020.

 

Copyright Aline Fournier

Copyright portrait Aline Fournier : Mike Briguet